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Après un an, mon œuvre a pris forme et bien qu’il ne s’agisse nullement de mon œuvre la plus spectaculaire, il s’agit certainement de celle dont l’issue fût la plus incertaine. La vie s’est organisée dans ce réseau de bâtiments communiquant par des passerelles. La ville porte à présent bien son nom de Nenupher, nouvelle extension des basses terres de Kitaria. L’exploitation de la mine est très délicate car l’eau ne s’évacue pas si facilement des galeries et la rentabilité reste faible. Mais en ces temps troublés, cette mine est une aubaine incroyable. » Reghlekher, architecte de Nenupher, -93
« L’invitation de l’Amiral Mains de sang que je viens de recevoir me laisse pour le moins perplexe. Que peut bien me vouloir ce soudard ? Je n’ai pas beaucoup entendu parler de lui depuis son autoproclamation à la tête du royaume de Magiléna, il y a déjà trois ans et voilà qu’il me sollicite. La mort « accidentelle » du roi Hadrien et la « disparition » de ses héritiers légitimes l’avaient bien aidé à l’époque d’ailleurs... Sigmund, mon chambellan, me déconseille fortement de m’y rendre, il s’agirait d’un piège selon lui. Un risque à ne pas négliger, effectivement, tout le Crochet d’Acier s’accorde à penser que Mains de Sang recherche une parfaite hégémonie sur les mers de l’archipel. » Mémoires du roi Aktrus de Telak, Crochet d'Acier, fin de l’hiver -93
Main de Sang était donc parvenu à tous nous réunir dans sa place forte, un rassemblement hétéroclite qui s’annonçait houleux. Même Mehmet, Pirate en chef du sud l’archipel, était présent. Les voix n’ont pas tardé à s’élever, Iktar II de Torval a commencé par accuser la vieille régente de Dran d’avoir attaqué une de ses cargaisons de fer. D’autres ont commencé à laisser s’exprimer leurs griefs et leurs rancoeurs... jusqu’à l’entrée en scène de Mains de Sang. Il s’est montré étonnamment avenant, le roi Hadrien a du s’en retourner dans sa tombe ! Il semblait très sûr de lui, passablement excité mais soucieux de ménager un bel effet d’annonce. Après un bref discours introductif destiné à calmer les esprits, il nous a dévoilé les raisons de notre petite assemblée : « Vous n’êtes pas sans savoir que le monde traverse une pénurie de fer sans précédent. C’en est au point que les tensions entre nos royaumes insulaires s’en trouvent ravivées. Et bien je suis heureux de vous annoncer que les Basses Terres de Kitaria ont une solution à ce problème : Nénupher. » Des murmures, des questions ça et là, Nénupher ? Aucun d’entre nous n’avait jamais entendu parler de ce Nénupher. Il ne tarda pas à nous donner des réponses. « Nénupher est un îlot de la mer de Chiros, sur cet îlot, une petite grotte paraît-il. C’est ce qu’ont essayé de nous faire croire ces traitres de Kitariens mais il n’en est rien ! Plus qu’une grotte, c’est une mine de fer, le plus gros filon connu de notre monde ! Ces salauds sont en train de piller une mer qui a toujours été nôtre mes amis ! » Les voix se sont élevées, si Mains de Sang disait vrai, il avait diablement raison, ce fer nous revient de droit. Mais il avait déjà une idée d’avance sur nous : « Vous savez comme moi que nos flottes sont puissantes et robustes, vous savez comme moi qu’en nous alliant tous, nous pouvons former la plus grande flotte de guerre que le monde ait connu. Vous savez enfin comme moi que nous ne pouvons pas les laisser nous piller de la sorte sans réagir. Je vous propose donc officiellement de former ensemble la Confédération du Crochet d’Acier destinée à protéger les intérêts de chacun des ses membres. Nos caractères ne sont... pas faciles dirons nous, c’est pourquoi nous changerons chaque année de dirigeant afin de ménager les susceptibilités, ce qui permettra à tous les royaumes de la Confédération de se faire entendre, à tour de rôle. Etant celui qui a découvert le pot aux roses et l’idée, je me propose donc d’être votre premier Grand Amiral du Crochet d’Acier, avec votre consentement bien entendu. » Il avait piqué notre orgueil en nous apprenant que les basses terres de Kitaria étaient en train de nous faire un bébé dans le dos, et tout le monde a accepté sans se faire prier. Chacun d’entre nous s’est donc engagé à fournir des navires puissamment armés et ses meilleurs hommes pour reprendre le contrôle de Nénupher. Du coup, j’ai quitté cette réunion plein d’une ardeur guerrière renouvelée ! Nous ferons rendre gorge à ces brigands et deviendrons les maîtres du monde grâce à cette mine de fer providentielle ! » Mémoires du roi Aktrus de Telak, Crochet d'Acier, printemps -92
Nous ne nous sommes pas abaissés à les attaquer sans un coup de semonce. La fédération a même posé un ultimatum pour éviter un bain de sang mais puisqu’ils n’en n’ont eu que faire, nous nous sommes proposés de leur en servir un mémorable... On ne se moque pas impunément de nous et tout ce fer ne sera bientôt plus leur découverte mais notre conquête ! Nous avons attendu une journée que le reste de la flotte prenne position de l’autre côté de l’îlot pour enfin attaquer en force. A la nuit tombée, l’épaisse brume levée par le tonnerre des canons parvenait presque à masquer les flammes des navires ennemis, encerclés par notre flotte. Par endroit, les incendies mouraient déjà à mesure que les bâtiments de guerre sombraient. En quelques heures, leurs navires étaient à feu et à sang, littéralement. Je me rends compte à présent qu’ils n’avaient pas la moindre chance face à nous. Après ce premier assaut, une vision d’apocalypse nous saisît, à l’instant où nous goûtions à la puissance de ceux que plus rien ne pouvait arrêter. Nous approchions des structures sur pilotis de Nenupher et les dernières lueurs du brasier que nous venions d’allumer éclairaient des hommes qui se jetaient à la mer en voyant nos vaisseaux approcher. Ils ont certainement préféré mourir noyés que de périr par les armes ou la torture. Après notre débarquement, nous avons nettoyé la place, les ordres étaient clairs : aucun prisonnier, aucun survivant. » Capitaine du Feu divin, vaisseau du Crochet d’Acier, -92
Notre royaume est gouverné par l’orgueil d’un homme, un orgueil qui sacrifie nos vies, condamne nos familles. Le jour venu, Kitaria lui fera payer ces deux ans de vaines batailles contre le Crochet. A l’heure où tu liras cette lettre, je serai déjà en mer, je chercherai des yeux ton sourire dans les nuages mais l’aurai dans mon cœur. » Capitaine du Fer de Lance, vaisseau des Basses Terres de Kitaria, -90
Le problème à résoudre relevait bien sûr de notre domaine de compétence puisqu’il s’agissait d’assèchement. Nous n’avions cependant jamais effectué celui d’une mine, ni élaboré de système à cet effet. Il fallut donc se mettre à travailler de pied ferme pour trouver une solution dans des délais raisonnables. Plus les recherches avançaient, plus nous avons eu l’impression d’avoir mis le doigt dans un engrenage infernal : quelques mois après notre accord, les basses terres de Kitaria tentèrent une alliance avec les Balthuriens. Leur refus envenima la situation au point de déclencher une nouvelle guerre entre Kitariens et Balthuriens. Après cinq ans de recherche, nous avions enfin trouvé une solution satisfaisante pour l’assèchement, les machines étaient assez complexes mais ne nécessitaient pas énormément de matière première ce qui devait satisfaire notre « client ». Satisfait, il le fût presque un peu trop car en échange de nos recherches et de nos machines qui fonctionnaient parfaitement, il oublia tout bonnement la protection militaire qu’il nous avait promis en échange. Nous n’espérions donc même pas voir la couleur du fer extrait de Nenupher. Voici comment, bien involontairement, notre peuple s’est retrouvé mêlé à cette sombre guerre. » Mémoires d’Rakhtoraik, heroriste d’Ithar IV, -85
C’est alors qu’Ithar IV a fit preuve d’un orgueil qui ne lui ressemblait pas, nous plongeant ainsi dans un nouvel âge de désolation : il proposa le savoir faire de notre royaume aux deux opposants. Les basses terres, trop occupées à préparer leur guerre, minimisèrent sa proposition mais cette dernière fût acceptée par l’Alliance Balthurienne. Ithar IV entendait par là même régler enfin ses comptes avec Kitaria, où se trouvent les racines de notre peuple d’exilés. L’étude d’un nouveau type de navire commença et les premiers prototypes furent construits l’année suivante, l’objectif était de faire face au nombre du Crochet d’Acier par la vitesse et la robustesse d’architectures navales novatrices. En plus de cet accord, une clause secrète fut signée, ce qui a permis à l'Alliance Balthurienne de porter un mortel coup au moral et à la puissance des basses terres : pendant deux ans, des troupes balthuriennes débarquèrent dans le royaume d'Ithar, prenant ainsi en tenaille les basses terres de Kitaria. » Mémoires d’Rakhtoraik, heroriste d’Ithar IV, -80
Cependant, Les basses terres ont un nouvel allié : Les Hauts Plateaux de Kadeth. Jouant également sur le fait que les terres d’Ithar étaient leurs par le passé. Nous nous devons de gagner cette guerre avec eux, nous leur en avons trop demandé pour reculer à présent et sans leurs navires, nous ne vaincrons jamais le Crochet d’Acier. Je vous conseille donc de maintenir nos troupes en Ithar pour faire face. Les hauts plateaux sont gênés par leurs frontières naturelles et nous pouvons remporter ces batailles. » Correspondance de Rashom, conseiller militaire royal balthurien. -79
Des structures mises en place par les architectes de Kitaria il ne reste presque rien et les précédents assauts contre le Crochet ont fait beaucoup de dégâts. Il nous faudra opérer vite et bien et pour ce faire, les savants Ithariens seront une fois de plus de précieux alliés ! » Correspondance de Rashom, conseiller militaire royal balthuiren. -79
Tout ce sang versé a réveillé d’anciens démons, attirés par l’odeur de la mort, l’odeur des morts. A l’automne -58, les basses terres de Kitaria ont fini par mener une attaque décisive sur Nenupher, faisant ainsi basculer la position de l’Alliance et d’Ithar. A la fin de la bataille, le sol, rouge, s’est mis à trembler et la mine est devenue vivante. D’elle sont sorties des horreurs que nul n’avait jamais rencontré, certains en ont perdu la raison, la malédiction de Nénupher commençait. Défilés incessants de démons titanesques, de hordes frénétiques, cette guerre interminable a réveillé ce que le monde a de plus obscur. Elle a révélé aux hommes que depuis toujours, les forces d’un autre monde attendaient que ces fous de batailles, ces guerriers assoiffés de sang mettent leur colère au service de leurs sombres desseins. On aurait pu penser que cet épisode allait mettre fin aux batailles, on aurait pu penser que les hommes allaient tirer de cet avertissement d’outre tombe un enseignement quelconque. C’est bien mal connaître la nature de chacun d’entre nous mes enfants, la guerre a continué, Nenupher perdue, condamnée, hantée par les démons, la guerre a tout de même continué. Les Terres Sombres se sont même mêlées aux hostilités aux alentours de -35 : pour une raison inconnue, elles ont attaqué les Hauts plateaux de Kadeth. Cette fois, la guerre était bel et bien totale.» Savio « Papy » Bicrouc, Taverne du chat errant, 12
Dîtes à mes hommes d’arrêter le combat, dîtes leur de retrouver le peu de famille qu’il leur reste pour oublier les horreurs qui hantent leurs nuits. Dîtes leur d’essuyer les larmes des orphelins que j’ai fait. Dites au monde que s’il survit à ces années de bataille, ce ne sera que pour s’en souvenir. Dites au monde que je ne peux plus porter le poids de mes erreurs. Dîtes au monde que je l’ai aimé » Dernière lettre d’Ithar IV, retrouvé mort au pied de la falaise du remords, -5. |